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Leïla Sofiane 

J’ai répondu avec ambivalence à l’appel de Thuy, déchirée entre mon intérêt pour sa démarche et ma crainte d’ouvrir la boîte de Pandore que peuvent représenter mes liens à ma famille. J’y ai découvert de nouvelles lignées intellectuelles, sentimentales, et oui, familiales, ainsi qu’une belle communauté de femmes dont je salue l’ouverture et le courage.

Couscous - Illustration Sophie de la Brosse

Kasàlà de Dihya 

Je m’appelle Dihya.

 

Je suis une rumeur du Maghreb avant le Maghreb.

J’ai rêvé de mon peuple uni, libre et fier

Et j’ai vu vivre et mourir ce rêve.

 

J’ai entendu vos échos millénaires

Alors j’ai illuminé la nuit de notre pays.

 

J’éclipse encore les hommes qui m’ont vaincue.

Ils m’ont nommée al-Kahina, la Prophétesse

Ils m’ont attribué le don de l’oracle

Voir et entendre l’avenir.

 

Oui, je vous ai vues et entendues

Vos noms musulmans ne vous ont pas cachées,

Zulira, Fatima, Leïla

Les enfants

des enfants

des enfants

de mon peuple.

 

Vous êtes les feuilles du grand arbre

Vos branches faites d’ancêtres berbères, kabyles

Et je suis là dans la racine.

 

Le vent fait trembler nos feuilles.

Le vent des conquérants fait trembler nos feuilles.

Et nous ne pouvons pas couper ce vent avec une épée.

 

J’ai essayé.

 

Même sachant le futur.

 

J’ai essayé.

 

Ma lame ne savait pas couper le vent

Qui balaye nos terres.

 

Aujourd’hui le vent impérial a changé de nom et de foi mille fois.

Mais nous sommes encore là.

 

Nahr al Bala, la rivière des épreuves, lieu de ma première victoire, en témoigne,

Ma statue, érigée là ou je suis morte en défendant Baghai des années plus tard, en témoigne,

 

Ils m’ont vaincue avec leurs nombreux fils, vaincue avec leur sang sans fond versé sur nos terres, vaincue parce que, dans la guerre on peut gagner mille fois mais ne perdre qu’une seule fois.

 

Ils m’ont nommée à la manière des conquérants,

Fabriqué une légende grandiose pour se consoler de ma réalité.

Juste une femme avec une épée et un rêve

Qui ne sera pas effacée.

 

Le vent peut nous faire trembler,

Nous faire parfois tomber,

Mais il ne pourra jamais emporter

Notre histoire.

Je me souviens de toi, Zulira

Je me souviens de toi, Zulira,

Je me souviens de toi quand je frotte le couscous entre mes doigts.

Je me souviens de chaque moment où tu étais avec moi.

 

Je me souviens de la première fois

    comment tu nous bouffais des yeux par-dessus le repas

    j’en étais gênée

 

    tu avais les mêmes yeux que moi

    deux ciels troublés dans le reflet d’une mère

 

Je me souviens de chez toi

    de la petite maison austère

    des odeurs de poussière

    de la toilette taillée dans la pierre

 

Je me souviens de comment tu étais fière

    que tu manquais jamais un tir au basket

    qu’on avait pas besoin de langue commune pour se comprendre

 

Je me souviens de toi, Zulira,

Je me souviens de toi quand je frotte le couscous entre mes doigts.

Je me souviens de chaque moment où tu étais avec moi.

 

Ensemble nous formons deux maillons d’une chaîne

    de paysannes qui coupent à travers

    les générations de fonctionnaires

    tantes oncles cousines cousins

    bruns ou roses

    qui ont mis des cols blancs

 

Je me souviens de comment ils t’ont dédaignée

    que tu étais une femme répudiée

    seule et sauvage dans le village où ton mari t’as laissée

    tes deux enfants placés

    loin

 

Je pense à toi

    quand j’ai les mains sales

    et le dos courbé

    dans le jardin ou la forêt

 

Je me souviens de toi, Zulira,

Je me souviens de toi quand je frotte le couscous entre mes doigts.

Je me souviens de chaque moment où tu étais avec moi.

 

 

Mais je me souviens surtout de ton sourire

    de ta présence

    de comment tu nous as aimés, mon frère et moi

 

    Pour nous, c’était comme de l’eau dans le désert

 

Je me souviens de tout ça, Djeda, mère de mon père.

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