Kasàlà à nos lignées de femmes
par Thuy Aurélie Nguyen
Je suis l’ancêtre
Je suis l’aïeule
Je suis cette femme aux mains nouées
Un souvenir sur une photo jaunie
Un nom presque oublié qui revient comme une antienne
Et pourtant je suis là
Écoute
Dans le battement de ton sang
Dans le souffle de ton cœur
Je me glisse dans tes rêves
Telle une apparition
Et te souffle le murmure de l’ancêtre
Je préside aux rencontres
Et aux destinées
Je bénis les nouveaux nés
J’accompagne les mourants
Je suis la femme sage
Qui ouvre les passages
Libérée de toute contrainte
Je flotte
Présence intangible
Le regard large
Et l’œil puissant
Je suis la grand-mère
La grande mère
Un pied dans l’invisible
L’autre dans le visible
Je me berce en chantonnant
Auprès du feu qui pétille
Le chat ronronne sur mes genoux
Je tricote patiemment les mailles
De notre avenir
Celui de l’épinette et du sapin baumier
J’honore la lune et le cycle des saisons
J’ai les mains dans la terre et la crinière échevelée
Je suis la sorcière
La guérisseuse
L’amante
L’enseignante
Et l’artiste
Je crée les formules magiques
Pour délier les âmes
Prises dans leurs carcans
J’ouvre les bras aux éplorés
Je les accueille dans leurs chagrins
Et je souris en coin
Car je sais que tout passe
Et que tout est parfait
Chaque épreuve est une initiation
Qui nous frotte au papier de verre
Et nous polit tel un diamant
Je m’endors dans les effluves
De la tisane de thym qui mijote
Embaumant la maisonnée
Je suis la mère
Je me démène
Pour tout faire
Je me dépasse
Je suis dépassée
Je suis pleine à craquer
Je vais déborder
Je déborde
J’appelle à l’aide
Je voudrais tellement
Pouvoir tout faire
Tout accomplir
Être la mère parfaite
Encore faut-il apprendre à être une bonne mère pour moi
Parfois je suis colère et torrent
Parfois je suis calme et douceur
De temps en temps
Je parviens à me poser
Mon âme me rejoint alors délicatement
Comme un papillon qui se pose sur une fleur
Et tout à coup je vois
Comme pour la première fois
Je pleure
Devant la beauté du monde
Je sens l’amour qui me fonde
Et me relie aux êtres et aux choses
Et puis le tourbillon me rattrape
Et je reprends ma course de mère
Veilleuse
La vie passe si vite
Ou bien n’est-elle qu’un rêve?
Je suis la fille
Je suis l’enfant
Celle qui s’élance vers le ciel
Les bras ouverts
Au plus haut de la balançoire
Celle qui saute dans les feuilles
Et les éparpille au vent
Je joue je saute je danse
Comme un bébé chamois
J’attends de déployer mes pattes frêles
Pour grimper les montagnes
Et relever les défis
Je suis l’aventurière des chemins de traverse
L’exploratrice de ma terre intérieure
Je suis l’enfant à venir
Le rêve de ma lignée
Celle que tout le monde espère
Je marche entre deux mondes
Bientôt oui bientôt
Je serai là
Soyez prêts à m’accueillir
Car le monde va trembler
Quand j’ouvrirai les yeux pour la première fois
Moi l’enfant sacrée
Le rêve de ma lignée
Moi, le maillon de cette chaîne immense
Je regarde derrière moi
Et je vois toutes ces femmes
Qui ont marché
Pour que je me tienne debout aujourd’hui
Quelle force et quelle expérience
Sur laquelle m’appuyer
Parfois le vertige me prend
Devant cette responsabilité
Être digne de leurs combats
De leurs résistances
De leurs espoirs
J’entends alors la voix de mon aïeule
Arrête
Arrête de douter
D’hésiter
De tergiverser
La lumière n’est pas faite pour rester sous le boisseau
Embrasse pleinement ta destinée
Fais
Ce que toi seule peux faire comme tu le fais
Deviens
Ce que tu portes au plus profond de toi
Nourris le monde de ce dont il a besoin
Tisse répare renoue
Agrandis élargis
Inspire expire
Danse
Laisse le monde plus beau que tu ne l’as trouvé
Et si tu peux
Comme le dit mon amie Christiane Singer
Ne laisse aucune trace de ta souffrance sur cette terre
Alors je respire
Je dis oui à ma naissance
Je réponds à l’appel sacré
Et j’entre
Un pas à la fois
Dans ma vie
Comme une reine entre
Dans la forêt
De son royaume
Majestueusement
Je salue l’aulne
Et le bouleau
Je plonge nue dans la rivière
Je cueille l’ortie, le framboisier
L’avoine et l’aubépine
La calendule et la bourrache
Je récolte les fruits du jardin
Et les transforme en un tour de main
En sirops, gelées, compotes
Clafoutis et confitures
Moi, la fille de mes mères
La mère de tant de filles
Je suis toutes ces femmes
Et ce fil qui nous relie
Mince et solide
Ce fil qui même quand il a été brisé
Ne demande qu’à être réparé
Je ne suis pas seule
Tu n’es pas seule